CHAPITRE 2

Messire Godfrid Picard et son épouse se rendirent aux Vêpres en grande pompe, Iveta de Massard cheminait, minuscule entre eux, comme un agneau mené au sacrifice. Une servante âgée, au visage dur, portait le missel de Dame Picard et un valet suivait Messire Godfrid. L’adolescente avait ôté ses beaux atours et était très simplement vêtue de sombre, un voile couvrant sa chevelure d’or. Debout ou agenouillée, elle demeura pendant la messe les yeux baissés, le visage pâle et fermé. De sa place parmi les Frères, Cadfael l’observait avec curiosité et compassion, et plus il la regardait, plus il s’interrogeait. Quelle parenté pouvait-elle avoir avec le Croisé qui avait été une légende de son vivant mais qu’avait oublié la génération actuelle ? Un Croisé mort depuis près de quarante ans et bien mort ?

A la fin des Vêpres, comme les moines sortaient pour aller souper, Iveta se leva, s’élança, mains jointes, dans la chapelle Notre-Dame et tomba à genoux devant l’autel. Il sembla à Cadfael qu’Agnès Picard l’aurait bien suivie, mais son époux la retint d’une pression de la main : le prieur Robert Pennant, toujours empressé envers cette noblesse normande dont il était issu, s’avançait vers eux, les cheveux argentés et l’air majestueux pour leur proposer fort courtoisement une invitation qu’ils ne pourraient guère refuser. La dame jeta un coup d’oeil perçant à la silhouette recueillie de sa nièce, apparemment plongée dans de ferventes prières, et cédant gracieusement, sortit au bras de son époux, aux côtés du prieur.

Cadfael soupa très rapidement avec les Frères, encore troublé par les événements de la journée contre lesquels, malheureusement, toutes ses herbes étaient impuissantes. Au fond, c’était une bonne chose que, grâce à l’optimisme illimité de Frère Oswin, il eût une tâche bien précise pour l’occuper toute la soirée.

Iveta resta à genoux jusqu’à ce que tout fût silencieux et que la voix du prieur, empressée et attentive, se fût éteinte au loin. Alors, elle se leva furtivement et alla jeter un coup d’oeil prudent par la porte Sud qui donnait sur le cloître. Le prieur Robert avait entraîné ses invités dans le jardin pour leur faire admirer les dernières roses si bien soignées – de la saison. Ils lui tournaient le dos et il n’y avait personne dans la galerie Ouest. Relevant ses jupes et faisant appel à tout son courage (elle seule savait avec quel héroïsme et quel faible espoir !), elle courut jusqu’à la grande cour, pareille à une souris terrifiée poursuivie par des chats ; là, elle regarda désespérément autour d’elle.

Elle ne connaissait pas du tout cette enclave où elle pénétrait pour la première fois, mais entre l’hôtellerie et le logis abbatial, elle aperçut le vert des haies bien taillées bordant une allée étroite, et derrière celle-ci, le sommet oscillant des arbres.

C’était là que devaient être les jardins, sans nul doute déserts à cette heure. C’était là, quelque part, qu’il lui avait promis de l’attendre et elle, en passant devant lui, avait fait le signal convenu, lui indiquant qu’elle ne manquerait pas au rendez-vous. Pourquoi avoir agi ainsi ? Cela ne pouvait être, au mieux, qu’un adieu. Pourtant elle s’y précipitait avec cette énergie du désespoir qu’elle aurait dû manifester avant qu’il fût trop tard. Elle était déjà solennellement fiancée, liée par un contrat presque aussi indissoluble que le mariage lui-même. Il semblait plus facile d’échapper à la vie qu’à ce marché !

Les épaisses murailles de verdure l’entourèrent, pénombre dans la pénombre. Elle reprit son souffle et ralentit, incertaine de la direction à prendre. L’allée à sa droite courait entre l’arrière de l’hôtellerie et les étangs de l’abbaye, et au-delà du second étang, un petit pont enjambait le bief du moulin près de l’écoulement des eaux et conduisait à une porte découpée dans un mur de moellons. Avec un mur de plus entre elle et d’éventuels poursuivants, elle se sentait incontestablement plus en sécurité ; curieusement, elle tirait calme et réconfort des effluves doux et épicés qui montaient vers elle lorsque sa robe effleurait les plantes. Romarin, lavande, menthe et thym, toutes sortes d’herbes emplissaient le jardin de senteurs aromatiques, un peu passées à présent que l’automne était là, elles s’apprêtaient à s’endormir de leur sommeil hivernal. Leurs meilleures pousses, celles de l’été, avaient déjà été récoltées.

Une main, surgie de derrière une tonnelle près du mur, prit sa main ; une voix murmura hâtivement :

— De ce côté, vite ! Il y a une cabane dans le coin... une herboristerie. Suivez-moi ! Personne ne viendra nous y chercher.

Toutes les fois qu’elle avait pu être près de lui, instants trop brefs et trop rares ! elle avait été surprise et rassurée par sa forte carrure, par sa tête qui la dominait, par sa large poitrine et ses épaules carrées, par ses longs bras, ses hanches étroites et souples, comme si son ombre enveloppante pouvait, telle une tour, la protéger de tous les dangers. Mais elle savait qu’il n’en était pas ainsi et qu’il était aussi infortuné et vulnérable qu’elle, et cette seule idée la faisait trembler encore plus pour lui que pour elle. Les seigneurs de haut rang, lorsqu’ils sont défiés, peuvent très facilement briser de jeunes écuyers, quand bien même ceux-ci seraient grands, forts et rompus au maniement des armes.

— Quelqu’un peut venir, chuchota-t-elle en s’agrippant à sa main.

— A cette heure-ci ? Personne. Ils sont au souper à présent et se rendront ensuite à la salle capitulaire.

Passant sous l’avant-toit où bruissaient les herbes séchées il l’entraîna à l’intérieur de la cabane, dont le bois gardait la chaleur, où le verre étincelait sur les étagères et où le brasero, alimenté pour brûler doucement jusqu’à ce qu’on en ait besoin, n’était qu’un petit oeil rougeoyant dans la pénombre. Il laissa la porte ouverte, comme il l’avait trouvée. Il valait mieux ne rien déplacer pour ne pas révéler leur intrusion.

— Iveta ! Vous êtes venue ! Je craignais que...

— Vous saviez que je viendrais !

— ... Je craignais que vous ne soyez surveillée de trop près et continuellement. Ecoutez-moi bien, car nous n’avons que peu de temps. Vous ne serez pas, je le jure, vous ne serez pas livrée à ce rustre de vieillard ! Demain, si vous me faites confiance, si vous voulez vous enfuir avec moi, revenez ici à la même heure...

— Oh, mon Dieu ! dit-elle en gémissant doucement. Pourquoi feindre de croire que la fuite est possible ?

— Mais elle l’est ! elle doit l’être ! insista-t-il avec fougue. Si vous le voulez vraiment, si vous m’aimez...

— Si je vous aime...

Elle était contre lui, ses bras minces enlaçant de leur mieux son corps solide et jeune, lorsque Frère Cadfael, en toute innocence, ses sandales foulant sans bruit l’herbe de ses allées bien tenues, apparut sur le seuil. Surpris, ils se séparèrent brusquement. Il était bien plus étonné qu’eux et à en juger par leur expression, bien moins redoutable que ce qu’ils avaient cru voir à sa place. Iveta recula jusqu’à toucher des épaules la paroi de la cabane. Joscelin, lui, fit face, les pieds solidement plantés près du brasero. Tous deux reprirent leurs esprits avec un courage qui était plus qu’à moitié celui du désespoir.

— Je vous demande pardon ! dit placidement Cadfael. Je ne savais pas que des patients m’attendaient. Je suppose que le Frère Infirmier vous aura conseillé de venir me voir, sachant que je travaillerais ici jusqu’à Complies.

Autant leur parler gallois, bien sûr, mais avec un peu de chance, ils sauraient saisir la perche qu’il leur tendait en hâte, tant il est vrai que le désespoir aiguise l’esprit quand il le faut. Car, contrairement à eux, il avait entendu le bruissement de vêtements dans l’allée, le pas rapide et irrité d’une femme qui accourait vers eux. Il se tenait près du brasero, frottant le silex et l’acier pour allumer sa petite lampe à huile, lorsque Agnès Picard apparut sur le seuil, grande et l’air sévère, les sourcils rapprochés en un seul trait ininterrompu.

 

La mèche une fois allumée et retaillée, Frère Cadfael se retourna pour mettre dans une boîte les trochées qu’Oswin avait laissées à sécher, de petites galettes blanches de poudre carminative liée avec de la gomme arabique. Cela lui permit de garder sereinement le dos tourné à la femme sur le seuil, tout en étant parfaitement conscient de sa présence. Comme, de toute évidence, aucun des jeunes gens n’était encore capable d’émettre une phrase sensée, il continua à parler pour tous.

— C’est certainement la fatigue du voyage, dit-il calmement en refermant la boîte sur ses cachets, qui vous a donné votre mal de tête. Vous avez bien fait de consulter Frère Edmond ; on ne doit pas négliger les maux de tête, qui peuvent contrarier un sommeil nécessaire. Je vais vous préparer une potion... ce jeune homme voudra bien attendre quelques instants : je m’occuperai plus tard de ce qu’il faut à son maître...

Joscelin recouvra ses esprits et, restant résolument le dos tourné à la sinistre présence sur le seuil, déclara avec ferveur qu’il attendrait volontiers que Dame Iveta ait tout ce qu’elle désirait. Cadfael prit un gobelet sur une étagère et choisit un flacon parmi toute une rangée. Il était en train de verser la potion lorsque, derrière eux, une voix froide et tranchante comme l’acier s’écria avec autorité : « Iveta ! »

Tous les trois se retournèrent en feignant la surprise innocente de façon assez convaincante. Agnès s’avança dans la cabane, les yeux rétrécis par les soupçons.

— Que faites-vous ici ? Je vous ai cherchée partout. Tout le monde vous attend pour le souper.

— Mademoiselle votre nièce, madame, dit Cadfael, devançant ce que la jeune fille aurait pu se forcer à dire, souffre d’un malaise banal causé par la fatigue du voyage, et le Frère Infirmier lui a conseillé avec raison de venir chercher un remède ici.

Il tendit le gobelet à Iveta qui le prit comme dans un rêve. Elle était blême et immobile, on ne lisait dans ses yeux que frustration et peur mêlées.

— Buvez cela maintenant, avant d’aller souper. N’ayez pas peur, cela ne vous fera que du bien.

Et pour cause ! mal de tête ou pas ! C’était, en effet, un de ses meilleurs vins, qu’il gardait pour un petit groupe d’élus, car la quantité annuelle qu’il produisait était limitée. Il eut la satisfaction de voir une faible lueur d’étonnement et de plaisir jaillir, fugitivement il est vrai, dans le regard désespéré d’Iveta. Elle lui rendit le gobelet vide et lui adressa une ombre de sourire. Quant à Joscelin, elle n’osait même pas le voir.

Elle dit d’une petite voix : « Merci, mon Frère, pour votre gentillesse. » Puis, elle s’adressa à celle qui l’observait d’un air sombre et menaçant : « Je suis désolée de vous avoir retardée, ma tante. Je suis prête ! »

Agnès Picard ne prononça pas un mot de plus, mais s’écarta pour faire froidement comprendre à Iveta qu’elle devait la précéder hors de la pièce ; elle la dévisagea avec dureté et sans ciller lorsqu’elle passa devant elle, puis, avant de la suivre, lança au jeune homme un long regard intense, lourd de menaces. Les apparences étaient sauves, mais il était évident qu’Agnès n’avait pas été dupe un seul instant.

 

Elles étaient parties, la fiancée et sa geôlière ; le bruissement de leurs robes s’était évanoui dans le silence. Il y eut une longue pause durant laquelle les deux hommes échangèrent un regard d’impuissance. Puis Joscelin poussa un profond gémissement et se jeta sur le banc adossé au mur.

— Si seulement cette sorcière pouvait tomber du pont et se noyer dans l’étang ! Mais les choses n’arrivent jamais comme elles le devraient. Mon Frère, croyez bien que je vous suis reconnaissant pour votre bonne volonté et votre présence d’esprit, mais je crains que ce ne soit en pure perte. Elle me soupçonne, depuis un certain temps, je pense. Elle trouvera un moyen de me faire payer tout cela.

— Et elle aura peut-être raison, répliqua franchement Cadfael. Dieu me pardonne mes mensonges !

— Vous n’en avez pas dit ; car, si elle n’a pas mal à la tête, elle a mal au coeur et c’est pire.

De colère, il se passa les doigts dans son abondante chevelure de lin et appuya la tête contre le mur.

— Que lui avez-vous donné ?

D’un geste impulsif, Cadfael remplit le gobelet et le lui tendit.

— Tenez ! Cette potion ne pourra pas vous faire de mal. Dieu seul sait si vous l’avez vraiment méritée, mais nous réserverons notre jugement jusqu’à ce que j’en sache plus sur vous.

Favorablement surpris par le goût du vin, Joscelin haussa les sourcils qu’il avait arqués, expressifs et bien plus foncés que les cheveux. Une vie passée au grand air avait donné à son front et ses joues un beau hâle doré et profond, assez rare pour une peau naturellement si claire. Les yeux qui, à présent, jaugeaient Cadfael avec circonspection par-dessus le gobelet étaient d’un bleu aussi lumineux que les bleuets d’un champ de blé et tels que se les rappelait Cadfael depuis leur rencontre à Saint-Gilles. Il ne lui faisait pas l’effet d’être un menteur ou un séducteur, plutôt un écolier trop vite grandi, honnête, impatient, intelligent à sa façon et probablement dépourvu d’une once de sagesse. L’intelligence et la sagesse ne vont pas forcément de pair.

— C’est le meilleur remède que j’aie jamais goûté. Vous avez été d’une générosité inouïe pour nous, aussi inouïe que votre rapidité à nous tirer d’affaire, dit le jeune homme, rassuré et désarmé. Pourtant, vous ne saviez rien de nous, vous ne nous aviez jamais vus !

— Si ! Je vous avais déjà vus, rectifia Cadfael. (Il se mit à doser différentes fleurs pectorales dans un mortier et prit un petit soufflet pour raviver le brasero.) J’ai un sirop à préparer avant Complies. Vous m’excuserez si je me mets au travail.

— C’est moi qui vous gêne. Je suis désolé. Je vous ai déjà assez dérangé.

Mais il ne voulait pas s’en aller ! Il en avait tant sur le coeur qu’il lui fallait s’épancher. Et il ne pouvait se confier qu’à un inconnu courtois qu’il ne reverrait peut-être jamais.

— Puis-je rester ?

— Bien sûr, si cela vous est possible. Car vous êtes au service de Huon de Domville et ce service, j’imagine, doit être contraignant. Je vous ai vu passer devant Saint-Gilles ; j’ai aperçu la demoiselle également.

— Vous étiez là ? Le vieillard... il n’a pas été blessé ?

Que Dieu bénisse le garçon ! son inquiétude n’était pas feinte. Il avait beau être plongé dans les ennuis jusqu’au cou, il pouvait encore s’indigner de l’affront fait à la dignité d’autrui.

— Il n’a été atteint ni dans son corps, ni dans son esprit. Ses semblables vivent dans une humilité qui transcende toute possibilité d’humiliation. Accorder de l’importance à un coup de fouet ? Il est bien au-dessus de cela.

Joscelin délaissa suffisamment ses propres préoccupations pour s’enquérir avec curiosité : « Et vous étiez là, parmi eux... parmi ces gens-là ? Vous... pardonnez-moi si je vous offense, c’est sans le vouloir !... vous n’avez pas peur de les côtoyer ? d’être contaminé ? Je me suis souvent posé la question : il y a bien quelqu’un qui les soigne. Je sais qu’ils sont obligés de vivre à l’écart, et pourtant ils ne peuvent pas être entièrement coupés du reste de l’humanité. »

— Ce qu’il y a avec la peur, dit Cadfael d’un ton réfléchi, c’est qu’elle n’a pas de raison d’être. Lorsque nécessité fait loi, on oublie de trembler. Refuseriez-vous de saisir la main d’un lépreux si vous ou lui en aviez besoin, pour échapper à un danger ? J’en doute. Certains, peut-être, mais pas vous. Vous agripperiez cette main d’abord et réfléchiriez ensuite, et avoir peur alors serait une perte de temps évidente. Vous n’avez pas à servir votre maître à table ce soir, n’est-ce pas ? Non ? Alors restez et parlez-moi de vous, si vous en avez envie. Vous me devez au pire des excuses et au mieux des explications pour avoir pénétré ici sans y être invité.

Mais cet intrus indiscipliné ne lui déplaisait pas. Presque distraitement, Joscelin lui avait pris le soufflet des mains et ravivait le brasero.

— Nous sommes trois écuyers, commença pensivement le jeune homme. Simon le sert à table ce soir, Simon Aguilon, le fils de sa soeur ; et Guy FitzJohn, le troisième, est de service, lui aussi. Je n’ai pas besoin de rentrer encore. Vous ne savez rien de moi et je crois que vous vous demandez si vous avez bien fait d’essayer de nous aider. J’aimerais que vous ayez une bonne opinion de moi. Je suis sûr que vous ne pensez que du bien d’Iveta. (Il se rembrunit à la mention de ce nom et regarda lugubrement le feu qu’il avait ranimé.) Elle est... (Il lutta contre son adoration et éclata d’un ton rebelle :) Non, elle n’est pas perfection ; comment le pourrait-elle ? Depuis l’âge de dix ans, elle est sous la tutelle de ces deux-là. Si vous étiez à Saint-Gilles, vous les avez vus. L’encadrant comme des dragons ! Sa perfection a été brisée, déformée depuis longtemps. Mais si elle était libre, elle redeviendrait elle-même ; elle serait brave et noble comme ses ancêtres. Et alors, cela ne me ferait rien, ajouta-t-il, dirigeant son regard incroyablement bleu et lumineux vers Cadfael, si elle en choisissait un autre ! Non, c’est faux... Cela me peinerait infiniment, mais je le supporterais et serais content malgré tout. Mais cela, ce vil marché, cette souillure, cela, je ne l’accepterai pas !

— Attention au soufflet ! Là, retirez-le, vous avez assez ravivé le feu. Posez-le sur la pierre là-bas. C’est bien, mon garçon. Nom pour nom, c’est la coutume. Je m’appelle Cadfael, suis moine gallois en cette abbaye et natif de Trefriw.

Cadfael malaxait du miel et un filet de vinaigre dans ses herbes en poudre tout en faisant chauffer son pot.

— Et vous, qui êtes-vous ?

— Mon nom est Joscelin Lucy ; mon père, Messire Alan Lucy, est maître de deux manoirs du Hereford et m’a envoyé comme page auprès de Domville à l’âge de quatorze ans, comme le veut la coutume, pour apprendre le métier d’écuyer dans une maison plus noble. Je ne dirais pas que mon seigneur ait été très dur à servir. Je n’ai pas à me plaindre, en ce qui me concerne. Mais ses métayers, ses vilains et ceux qui tombent sous sa justice... (Il hésita.) Je suis instruit, je sais lire le latin, je suis allé à l’école monastique et j’en ai gardé quelque chose. Je ne dis pas que mon maître soit pire qu’un autre, mais Dieu sait qu’il n’est pas mieux. J’aurais prié mon père de m’envoyer auprès d’un autre seigneur si...

Si Domville n’avait pas entrepris de faire la cour – pour user d’une appellation plus digne – à l’héritière des Massard ; si le jeune homme n’avait jamais vu, admiré et été conquis par cette frêle créature délicate et innocente, entourée de ses deux dragons. Là où le seigneur avait ses entrées – où qu’elle se trouvât – les écuyers entraient également, même si la distance entre eux et elle ne leur laissait aucun espoir.

— En restant à son service, continua le jeune homme, se débattant contre les complications d’une situation inextricable, je pouvais au moins la voir. Si je le quittais, comment jamais m’approcher d’elle ? Je suis donc resté. Et je m’efforce vraiment de le servir honnêtement, puisque je l’ai juré. Mais, Frère Cadfael, est-ce juste ? Est-ce bien ? Pour l’amour de Dieu, elle a dix-huit ans et n’éprouve que répulsion pour lui, et pourtant, d’après ce que je vois, il a mieux à offrir que ce qu’elle vit actuellement. Elle n’est pas heureuse et ne peut espérer l’être dans son mariage. Et moi, je l’aime. Mais cela, ce n’est qu’un détail ; un détail qui serait sans importance si elle, elle pouvait être heureuse.

— Hum ! dit Cadfael avec un léger scepticisme, en remuant la potion qui frémissait dans le pot et commençait à remplir la cabane d’une odeur sucrée et entêtante. C’est ce qu’a juré plus d’un amoureux qui ne perdait pas de vue son propre intérêt, pour autant. Je suppose que vous allez me dire que vous êtes prêt à mourir pour elle.

Le visage de Joscelin s’éclaira soudain d’un sourire de petit garçon.

— Pas de très bon coeur ! Je préférerais vivre pour elle, si cela peut s’arranger. Mais vous voulez savoir si je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour la rendre libre de prendre un époux de son choix ? eh bien oui, je le ferai. Car elle ne veut pas de cette union ; elle la redoute et la hait ; on l’y force au mépris complet de sa volonté.

Ce n’était pas la peine de le souligner ; le visage et l’attitude d’Iveta disaient tout à qui les effleurait.

— Et ceux qui devraient le mieux veiller et oeuvrer pour elle se servent d’elle dans leur propre intérêt et rien d’autre. Sa mère, la soeur de Picard, est morte en la mettant au monde, et son père lorsqu’elle avait dix ans ; on l’a placée en tutelle auprès de son oncle, qui était son parent le plus proche, ce qui est assez naturel, mais ces parents se sont révélés dénaturés ! Oh ! je ne suis pas assez aveugle pour ignorer qu’il n’y a rien de nouveau à ce qu’un tuteur détourne les biens de sa pupille à son profit, au lieu de faire bénéficier cette dernière de ses propres ressources, ni à ce qu’il pille ses terres au lieu de les faire fructifier. Je vous le dis, Frère Cadfael, Iveta est vendue à mon maître par ses tuteurs pour la voix et la position qu’il a auprès du roi et pour leur propre avancement dans son ombre, et même pour plus que cela. Elle possède de vastes domaines. Elle est la dernière des Massard. Tous leurs biens sont livrés avec sa main. Et je soupçonne que le marché qu’ils ont conclu va aboutir au partage de ce qui fut les terres d’un héros. Une grande partie restera certainement à Picard et une partie de ce qu’elle apporte à Domville a dû être pressurée pendant des années avant d’être cédée. Une très bonne affaire pour tous les deux, mais une injustice criante en ce qui concerne Iveta.

Et chaque mot pouvait se révéler vrai, malheureusement. Cela arrivait lorsqu’une enfant devenait orpheline et héritait de grands domaines. Même quand c’était un garçon, pensa Cadfael, assez jeune et sans protecteur, il pouvait être marié, concluant une alliance très profitable pour son tuteur, aussi habilement et inéluctablement qu’une fille, et ce pour réunir des terres bonnes à exploiter ou pour contrer un rival, mais avec une fille, la chose était plus fréquente et moins remise en question. Non, aucun dignitaire entre roi et baron ne lèverait le petit doigt pour changer le sort d’Iveta. A part, peut-être, un jeune fou téméraire comme celui-ci, au risque de se nuire ainsi qu’à elle.

Cadfael ne lui demanda pas ce qu’ils se chuchotaient lorsqu’il les avait surpris, enlacés. Malgré sa frustration et sa colère, le jeune Lucy avait encore quelque atout, un faible espoir qu’il gardait en réserve ; cela, c’était sûr. Il valait mieux ne rien demander, ne pas le laisser tout dire, même s’il le désirait. Mais il y avait une précision que Cadfael voulait connaître. « La dernière des Massard », avait dit Joscelin.

— Comment s’appelait son père ? demanda-t-il, remuant sa potion qui épaississait et qu’il mettrait à refroidir avant Complies.

— Hamon Fitz Guimar de Massard.

Il prononça le patronyme avec fierté et cérémonie. Il existait encore des jeunes apparemment à qui l’on avait appris le respect dû aux grands noms des disparus.

— Son aïeul était ce Guimar de Massard qui participa à la prise de Jérusalem et mourut de ses blessures après avoir été capturé à la bataille d’Ascalon. Elle a son heaume et son épée. Pour elle, ce sont des trésors. Les Fatimides les ont renvoyés après sa mort.

Oui, ils les avaient renvoyés par respect pour un ennemi courageux. On leur avait demandé aussi de renvoyer son corps déposé dans une tombe temporaire, et ils avaient accueilli favorablement cette requête, mais les chefs des Croisés, par suite de leurs querelles périodiques, avaient laissé passer leur chance de s’emparer du port d’Ascalon, et les négociations pour le retour du corps du paladin avaient été négligées et abandonnées. Des ennemis chevaleresques l’avaient enterré avec tous les honneurs, et il reposait là-bas. Cela s’était passé il y avait très longtemps, bien avant la naissance de ces jeunes gens.

— Je m’en souviens, dit Cadfael.

— Et à présent, c’est une grande infamie de traiter ainsi la dernière héritière d’une telle lignée et de la rendre si malheureuse !

— C’est vrai, acquiesça Cadfael en enlevant le pot du feu et en le posant à l’écart, sur le sol de terre battue.

— Mais cela ne doit pas continuer, affirma Joscelin avec emphase. Cela ne continuera pas ! (Il se leva en poussant un grand soupir.) Je dois partir, il n’y a rien à faire.

Jetant un coup d’oeil aux rangées de flacons et de cruches et aux touffes d’herbes séchées suspendues qui offraient à l’herboriste tant de possibilités, il s’enquit :

— N’avez-vous rien parmi toutes ces merveilles que je pourrai glisser dans la coupe de mon maître ? Dans la sienne ou dans celle de Picard, peu importe ? Que l’un ou l’autre disparaisse de la surface de la terre et Iveta serait libre... et le monde meilleur.

— Si vous parlez sérieusement, mon garçon, dit Cadfael avec fermeté, votre âme est en péril. Et si c’est une plaisanterie, vous méritez une bonne correction. Si vous n’étiez pas aussi costaud, je m’en chargerais bien. !

Le sourire éclatant apparut et disparut en un instant, chaleureux bien que triste.

— Je pourrais m’abaisser, murmura-t-il.

— Vous savez aussi bien que moi, mon enfant, que vous répugneriez à d’aussi viles méthodes que le meurtre et vous vous causez du tort à parler sans réfléchir.

— Vraiment ? dit doucement Joscelin, ne souriant plus du tout à présent. Vous ne savez pas, Frère Cadfael, jusqu’où je pourrais mettre mon âme en péril pour sauver Iveta.

 

Cadfael y repensa tout au long des Complies et, plus tard, dans le chauffoir, pendant la demi-heure paisible qui précédait le coucher. Bien sûr, il n’y avait rien eu d’autre à faire qu’à semoncer vertement le jeune homme, à lui dire avec fermeté et conviction qu’il devait abandonner tous ces noirs desseins, dont rien de bon ne pouvait sortir. Seuls des actes dignes d’un chevalier lui étaient permis, puisqu’il était destiné à être chevalier. Il devrait, il devait renoncer à tous les autres. L’ennui, c’était que le jeune homme avait démontré un solide bon sens en rétorquant qu’il serait un imbécile de défier son maître en combat singulier, d’après les lois de la chevalerie, puisque Domville ne considérerait même pas sérieusement une telle impertinence, mais se contenterait de le chasser de sa maison et de s’en débarrasser. Et dans ce cas-là, comment porter secours à Iveta ?

Mais cela signifiait-il qu’il était vraiment capable d’envisager un meurtre ? Cadfael ne le croyait pas, se rappelant le visage hâlé et ouvert, peu apte à dissimuler, et le caractère impétueux, incompatible avec des démarches tortueuses. Et pourtant, il y avait cette frêle miniature dorée au minois triste et résigné et aux yeux vides, à deux jours d’un mariage exécré, dont l’accomplissement entraînait des conséquences assez lourdes pour exiger, sinon justifier une mort ou deux.

L’urgence de la situation touchait Cadfael tout autant que Joscelin. Car il s’agissait de la petite-fille de Guimar de Massard, privée de toute sa famille à l’exception de ses deux dragons de gardiens. Comment laisser à son triste destin la dernière des Massard sans que ne lèvent le petit doigt tous ceux qui avaient connu son aïeul et en vénéraient la mémoire ? Autant abandonner un camarade blessé et encerclé sur le champ de bataille !

Dans le chauffoir, Frère Oswin s’approcha timidement de Cadfael.

— Le sirop est-il déjà prêt, mon Frère ? J’ai fait une erreur, laissez-moi la réparer. Je me lèverai tôt demain et le mettrai en flacons pour vous. Je vous ai causé du souci en plus, je dois me racheter.

 

Il était, en effet, la cause de plus de souci qu’il ne s’en doutait et de plus de perplexité, mais au moins, il avait rappelé Cadfael à son devoir premier, après, bien sûr, l’obéissance à la Règle.

— Non, non, se hâta de dire Cadfael. Le sirop a bien bouilli ; il refroidira et épaissira cette nuit ; il sera bien temps après Primes de le mettre en flacons. C’est toi le lecteur demain, tu dois suivre strictement les offices et ne t’occuper que de ta lecture.

« Et laisser mon sirop tranquille », pensait-il, en se dirigeant vers sa cellule et ses prières. Il s’avisa soudain que les mains de Frère Oswin et celles de Joscelin étaient de la même taille ; mais les unes brisaient tout ce qu’elles touchaient alors que les autres montraient une dextérité extrême à tenir soit les rênes d’un cheval pommelé, une épée ou une lance, soit encore la taille souple d’une adolescente au coeur lourd... ou alors, le cas échéant, et avec une égale habileté, l’arme d’un crime ?

 

Cadfael se leva bien avant Primes le lendemain matin et s’en fut mettre en flacons son sirop de la veille avant d’en porter à Frère Edmond à l’infirmerie. Le jour s’était levé, brumeux et doux, sans un souffle de vent et, dans l’air immobile, les sons étaient étouffés, les mouvements adoucis. La grande cour offrait le spectacle ordinaire des activités quotidiennes entre Primes et le petit déjeuner, depuis la première messe pour les serviteurs et les artisans jusqu’à la deuxième messe, suivie du Chapitre, écourté et rapidement mené en cette occasion, à cause de tous les préparatifs du mariage du lendemain. Il y eut donc un intervalle assez long consacré au repos avant la grand-messe de dix heures et Cadfael en profita pour retourner à son jardin de simples, et pour noter, en vue du travail de Frère Oswin dans l’après-midi, les tâches qui lui semblaient les moins menacées par ses bonnes intentions dévastatrices. L’automne était une saison rêvée, puisqu’il fallait bêcher et préparer le terrain ainsi nettoyé pour les gelées à venir.

 

Cadfael revint dans la grande cour avant dix heures, alors que les moines, les élèves, les invités et les bourgeois commençaient à s’assembler pour la grand-messe. Les Picard sortaient justement de l’hôtellerie ; Iveta, petite et silencieuse, semblait perdue entre son oncle et sa tante, mais paraissait résolument calme, pensa Cadfael, comme si une faible brise revivifiante avait agité la lourde immobilité de son désespoir et lui avait donné le courage au moins d’espérer en un miracle. La servante d’âge mûr, au visage aussi revêche que celui d’Agnès, la suivait de près. L’adolescente était bien entourée de tous les côtés.

Le groupe se dirigeait sans hâte vers le cloître et le portail Sud, accompagné de Frère Denis, l’hospitalier, lorsque leur tranquille ordonnance fut brutalement troublée par un martèlement furieux de sabots à la porterie et que l’on vit surgir au grand galop un cavalier montant un cheval pommelé et allant si vite qu’il faillit renverser le portier – et que devant lui s’égaillèrent les serviteurs comme des poules devant le renard. Faisant tourner brusquement sa monture dont les sabots glissèrent sur les pavés humides, le cavalier jeta la bride sur le cou de l’animal et en descendit d’un bond, ses cheveux de lin ébouriffés et ses yeux bleus étincelant pour se planter carrément devant Godfrid Picard, les jambes écartées et les mâchoires serrées, l’image même d’un jeune homme habité par une rage folle.

— Messire, c’est à vous que je dois cela ! Je suis renvoyé de mon service, chassé sans raison et sans faute de ma part, chassé sans rien d’autre que mon cheval et mes sacs et avec ordre de quitter la ville avant ce soir ! Et cela promptement et sans qu’on entende ma défense ! Et je sais bien à qui je dois cette faveur ! C’est à vous, vous qui vous êtes plaint de moi à mon maître et m’avez fait chasser comme un chien ! Mais j’obtiendrai de vous réparation pour cette faveur, d’homme à homme, avant de laisser Shrewsbury derrière moi !